dimanche 13 janvier 2019

En Tunisie, le sel reste le privilège des anciens colons français

En Tunisie, la Cotusal, une société qui fournit le sel nécessaire au sel de table en France, notamment sous la marque La Baleine, n’arrive pas à se détacher de son histoire coloniale. 

Depuis la Révolution, la question de l’exploitation des ressources naturelles par une puissance étrangère fait polémique.


Le sel tunisien exploité à 1 dinars l'hectare en Tunisie !


C’est une histoire qui commence en 1903 sous le protectorat français et qui n’est toujours pas finie. La Cotusal est une société à 65 % française et 35 % tunisienne dont le statut n’a jamais été renégocié depuis sa mise en place sous la colonisation française. Filiale du groupe Les Salins du Midi, spécialisé dans la culture du sel marin, la société a la même convention avec l’État français depuis 1949, soit sous l’ère coloniale.

Cette convention permet d’exploiter les salines tunisiennes à un franc français symbolique par hectare. Elle a été décidée par un décret beylical pour une durée de 50 ans selon les archives que s’est procurées le site Nawaat qui avait enquêté sur la Cotusal. En France, les consommateurs connaissent la Cotusal à cause de la marque de sel La Baleine qui vient des salines tunisiennes.

Depuis la Révolution, plusieurs partis politiques, personnalités et journalistes ont dénoncé le statut de la Cotusal et son manque de transparence sur les modalités de sa convention. Mais la polémique a pris de l’ampleur en 2014 lorsqu’une nouvelle concession d’exploitation a été accordée à la Cotusal à Sbekhat El Garra entre les gouvernorats de Sfax et Mahdia à l’est de la Tunisie.

Cette concession de 11 000 hectares a été établie sans même que la décision ne passe par l’Assemblée des représentants du peuple. Pour beaucoup de Tunisiens, c’est une violation flagrante de la nouvelle Constitution tunisienne. Son article 13 stipule en effet que « les ressources naturelles sont la propriété du peuple tunisien, la souveraineté de l’État sur ces ressources est exercée en son nom. Les accords d’exploitation relatifs à ces ressources sont soumis à la commission spécialisée au sein de l'assemblée des représentants du peuple. Les conventions ratifiées au sujet de ces ressources sont soumises à l’assemblée pour approbation ».

À l’époque, certains représentants de la Cotusal, notamment son PDG Foued Lakhoua, avaient déclaré que l’article 13 ne s’appliquait pas à la Cotusal, car le sel ne serait pas une « ressource naturelle ». Elle s’est même fendue d’un communiqué en mars 2018, dans lequel elle déclare : « On affirme que la Cotusal exploite, dans le cadre de la convention de 1949, les ressources naturelles du sous- sol tunisien alors que cette entreprise ne produit jusqu’à ce jour que du sel marin à partir de l’eau de mer qui est considérée comme une ressource inépuisable. Il n’y a aucune exploitation de gisement qui pourrait s’épuiser à terme. »

« Je me souviens qu’à l’époque, on était bouche bée ! Si le sel n’est pas une ressource naturelle, qu’est-ce que c’est en fait ? » demande Imen Louati, chercheur à l’Observatoire tunisien de l’économie et auteur de l’article « Polémique autour de la Cotusal ». Ettakatol, un parti de centre- gauche et l’un des partis de la Troïka, la coalition qui gouvernait à l’époque, avait demandé des explications à Mehdi Jomaa, ancien premier ministre, et avait déposé une plainte devant le tribunal administratif.

« Aujourd’hui, l’affaire stagne devant les tribunaux, car il n’y a pas d’intérêt financier pour les actionnaires de la Cotusal à revenir sur cette décision, explique Kamel Gargouri, secrétaire général du parti Ettakatol. Mais si on est dans un État de droit et que l’on applique la constitution, il y a un vrai problème. Les ressources naturelles appartiennent au peuple tunisien qui a un droit de regard sur leur exploitation. Si nous voulons mettre en place un vrai État qui respecte ses institutions, il faut faire les choses dans les règles. »

L’affaire de la Cotusal se retrouve dans une impasse liée aux atermoiements politiques mais aussi à un « manque de volonté ». « Nous en sommes encore aux échanges de conclusions alors que cela fait trois ans que le recours a été déposé, il n’y a même pas eu de plaidoirie », témoigne l’avocate d’Ettakatol, Donia Ben Osman.

Les députés de l’Assemblée des représentants du peuple n’ont toujours pas voté la mise en place de la Cour constitutionnelle ni élu ses membres. Or cette cour permettrait de résoudre l’affaire de la Cotusal au regard de la Constitution.

Autre motif de mécontentement, la société n’avait pas payé ses redevances à l’État tunisien entre 2007 et 2016. Elle aurait depuis réglé ses taxes mais en en renégociant le montant au bout d'une bataille juridique. Interrogée par Mediapart, la Cotusal a refusé de répondre à nos questions. « Nous ne souhaitons pas donner suite à votre interview et restons à disposition des pouvoirs publics », a répondu Foued Lakhoua, son PDG, par mail.

Mais selon l’Observatoire tunisien de l’économie, le manque à gagner pour l’État tunisien s’élève à 500 000 dinars (150 000 euros) chaque année depuis que la Tunisie s’est dotée d’un code des mines (2003) qui ne s’applique pas à la Cotusal. L’entreprise est notamment exemptée de certaines obligations fiscales. Pour sa défense, le groupe explique avoir demandé à être rattaché au code des mines, et qu’il s’est vu opposer un refus de l’État tunisien entre 2003 et 2006. Sauf que la Cotusal ne précise pas si elle en a refait la demande après la révolution de 2011.

Au-delà des problèmes de bonne gouvernance, la Cotusal continue d’être au cœur des polémiques en raison de son statut d’exception et de son manque de transparence. En mars 2018, l’Instance Vérité et Dignité, qui s’occupe de faire la lumière sur les sévices des différents régimes en Tunisie de 1955 à 2013, a publié des documents mettant en lumière la permanence de la présence française bien après l’indépendance de 1956 et l’exploitation abusive des richesses naturelles.

Elle cite la Cotusal comme l’un des exemples et montre comment la Tunisie indépendante, dans les accords d’autonomie interne conclus avec la France, n’a pas renégocié ces concessions ni les conditions et les prix de l’exploitation.

L’ambassade de France avait aussitôt répliqué par un communiqué en déclarant que la Cotusal était en partie détenue par des capitaux tunisiens et que la France avait le plein respect de la « souveraineté tunisienne ». « La société Cotusal, détenue par des capitaux tunisiens et français et ne produisant du sel que sur marais salants, a indiqué à l’ambassade avoir demandé à maintes reprises l’abandon de la convention de 1949 conclue avec l’État tunisien », peut- on lire dans le communiqué.

Sauf que cet abandon n’a toujours pas été décidé et que l’octroi d’une nouvelle concession d’exploitation à la Cotusal en 2014 laisse planer le doute sur les réelles volontés de l’entreprise à renégocier sa convention.

Deux journalistes de Mediapart avaient également révélé, dans le livre Tunis Connection (Seuil, 2012), que les intérêts français étaient bien ancrés dans cette entreprise notamment avec l’amiral Jacques Lanxade qui avait été ambassadeur de France en Tunisie entre 1995 et 1999 et qui siégeait aussi au conseil d’administration de la Cotusal. L’actuel dirigeant de la Cotusal, Foued Lakhoua, est aussi président de la Chambre tuniso-française du commerce et de l’industrie, un conflit d’intérêts qui reflète à sa façon les ambiguïtés autour de la Cotusal.

Les ressources naturelles, une exploitation mal répartie


« Là, nous sommes dans une course contre la montre, car il faut notifier la fin de la convention, dix ans avant sa date de fin, explique l'économiste Imen Louati. Vu qu’elle doit se finir en 2029, il faut le faire en 2019... Sinon, le renouvellement sera automatique. Je pense qu’aujourd’hui le débat va au-delà du respect de la Constitution : il y a encore des gens au sein du gouvernement et même au sein de l’Assemblée qui ont peur de renégocier ces termes, car ils pensent que ça va faire fuir les investisseurs étrangers. Il faut se débarrasser de notre complexe d’infériorité d’anciens colonisés. »

Le mouvement en faveur d’une renégociation du statut de la Cotusal s’inscrit aussi dans un contexte social où les Tunisiens demandent davantage de transparence sur l’exploitation des ressources naturelles par des entreprises étrangères. En 2015, le mouvement Winou el pétrole avait émergé sur les réseaux sociaux tunisiens et demandait davantage de bonne gouvernance. Mais il n’avait pas abouti même s’il avait pu remettre au centre du débat la question des ressources naturelles.

En 2015 et 2016, les habitants de l’archipel de Kerkennah ont manifesté contre Petrofac, la société pétrolière de prospection et d'exploitation énergétique. En 2017, durant le sit-in près du site pétrolier d’El Kamour, qui a duré près de trois mois, les manifestants ont aussi questionné l’exploitation des richesses et l’absence de bénéfices pour les populations locales. Le cas des phosphates de Gafsa est également plusieurs fois évoqué.

Ces mouvements sont partis d’une inégalité de répartition des recettes engendrées par l’exploitation des ressources naturelles qui n’ont pas servi à développer les régions dans lesquelles se trouvent les usines et qui n’ont pas su absorber la masse grandissante de chômeurs dans ces mêmes régions, entraînant ainsi des mouvements sociaux.

S’ajoute à cela le manque de bonne gouvernance dans la gestion des ressources. Le Parlement tunisien par exemple a voté pour la première fois en 2017 l’attribution de recherche et de permis pour l’exploitation d’hydrocarbures alors que cela fait plus de 50 ans que la Tunisie produit du pétrole.

La Tunisie avait d’ailleurs été mal classée par le Natural Resource Governance Institute qui avait déclaré dans un rapport que les Tunisiens ne bénéficiaient pas assez des richesses générées pas ces ressources et qu’il y avait une « opacité » dans l’octroi des permis à des sociétés étrangères.

La question reste de savoir pourquoi le blocage se poursuit et pourquoi la Cotusal veut maintenir les choses en l'état. « Il y a plusieurs positionnements par rapport à cette affaire Cotusal, déclare Imen Louati. Il y a ceux qui veulent que le groupe soit nationalisé, il y en a d’autres qui souhaitent que le contrat soit régi par l’actuel code des mines en respectant la loi en vigueur. Mais tous sont d’accord sur le fait que la Tunisie n’est pas avantagée dans cette situation et voudraient que l’État tunisien bénéficie davantage de cette exploitation. » Car, rappelle l'économiste, « pourquoi exportons-nous le sel de façon brute? Pourquoi le sel n’est-il pas transformé en Tunisie? Cela pourrait créer de l’emploi. »

Aujourd’hui, le sel La Baleine est extrait des marais salants tunisiens, puis exporté vers l’Italie où il est conditionné avant d’arriver en France. La main-d’œuvre en Tunisie et le processus d’exportation coûtent très peu à la France.

La Cotusal réalise près de 30 millions de dinars de chiffre d’affaires avec une production annuelle de 1 million de tonnes de sel, dont 750 000 tonnes sont destinées à l’exportation. La production annuelle de sel marin par cette compagnie représente 70 % du sel produit en Tunisie.

« Aujourd’hui, je pense que l’État français a aussi un rôle à jouer dans la régularisation de la situation de la Cotusal : ce sont aussi aux actionnaires français de faire pression pour qu’il y ait un changement », déclare l'avocate Donia Ben Osman. « Le problème c’est que mettre à jour le contrat ne veut pas forcément dire que l’on va régler la question du néocolonialisme qui rôde autour de la Cotusal, mais ce sera déjà un pas en avant », déclare Mohamed Dhia Hammami, chercheur, qui a mené l’enquête pour Nawaat.

À ce jour, la Cotusal n’a toujours pas rendu publics les noms de ses actionnaires français et tunisiens.