samedi 4 mai 2019

Sur la frontière algérienne, les Tunisiens vivent des échanges entre les deux pays

Commerce : Sakiet Sidi Youssef, Tunisie




Poste frontiere tunisien
Poste frontiere tunisien


A Sakiet Sidi Youssef, petite ville tunisienne limitrophe de l’Algérie où les liens sont extrêmement forts entre les deux pays. Les Tunisiens, qui dépendent largement des échanges avec leur puissant voisin, regardent avec attention la révolution qui a fait démissionner Bouteflika.

« Quand on a entendu les bombardements, nous nous sommes cachés sous la table de la cuisine, ma mère, ma sœur et moi. Autour de nous, tout était détruit, les maisons avaient été soufflées par le choc », raconte Fatma Frihi, 78 ans, dans sa maison de Sakiet Sidi Youssef, au nord-ouest de la Tunisie. Elle se souvient du bombardement du 8 février 1958, opéré par des soldats français en pleine guerre d’Algérie. Soixante-dix habitants de la ville avaient péri.

Sakiet Sidi Youssef était alors l’une des bases arrière de la guerre. Des Algériens s’y étaient réfugiés et faisaient passer des armes entre les deux pays.

Plus de soixante ans plus tard, la ville semble figée dans son histoire. Le manque d’infrastructures, de développement et le taux de chômage élevé (22,1 %) font qu’elle dépend des échanges commerciaux et de la contrebande avec son voisin algérien. La seule fois où le poste-frontière a été fermé remonte à 2011, pendant la révolution tunisienne, quand les Algériens craignaient des débordements.

Aujourd’hui, même si les manifestations d’Alger se tiennent à près de 600 kilomètres de la ville, les Sakietois redoutent les retombées économiques d’un changement de régime ou de l’instabilité. « Nous sommes heureux pour les Algériens mais en même temps, la ville reste très dépendante de tout le commerce avec l’Algérie. Nous n’avons pas grand-chose d’autre. Le régime de Bouteflika contrôle les échanges frontaliers donc, qu’adviendra-t-il quand il sera complètement parti ? » se demande Mohamed, un fonctionnaire. Sa tante est algérienne et comme beaucoup de Sakietois, il est issu d’une famille mixte.

Depuis les hauteurs de Sakiet, se dessine Haddada, la ville algérienne distante de quelques kilomètres seulement. Dans les plaines, cimetières algériens et tunisiens se font face, rappelant les liens historiques des deux villes.

« Quand j’étais petit, on passait sans passeport d’un pays à l’autre, on allait jouer dans les cimetières. Les enfants algériens de Haddada, qui n’était pas aussi développée que maintenant, venaient à l’école chez nous », raconte Azzedine Labidi, 62 ans, le fils de Fatma.

Mais malgré ces liens et l’emplacement stratégique de la ville, les Sakietois profitent peu de cet atout. L’entreprise Sacmo, une société maghrébine de fabrication de moteurs thermiques qui employait 1 200 personnes sur les 6 300 que compte la ville, a fermé depuis des années. Elle exportait à 70 % vers l’Algérie.

Les restes de la mine de plomb, où travaillaient les Sakietois pendant le protectorat français, font face aux maisons des mineurs dont les tuiles ocre sont progressivement recouvertes de ciment par les nouveaux arrivants. Le vieux Sakiet a pratiquement été détruit pendant les bombardements. Aujourd’hui, il est dédié au logement social.

Au poste-frontière, juste à côté du centre- ville, les poids lourds algériens font la queue pour entrer. Beaucoup viennent acheter des denrées alimentaires comme la chamia tunisienne, une sorte de pâte de sésame sucrée, des fripes, des boîtes de conserve pour les tomates, et les ramènent au pays. Les Tunisiens, eux, achètent du maquillage, des produits alimentaires aussi, de l’huile. La ville est si proche de la frontière que certains habitants passent à pied avec leurs sacs de courses.

« Avant, beaucoup de Tunisiens allaient faire du shopping en Algérie. Maintenant, c’est l’inverse depuis quatre, cinq ans, avec la dévaluation du dinar », raconte Azzedine Mhrezgui, 45 ans, qui tient une station de lavage de voitures à côté du poste frontalier. Toutes les stations-service de la ville ont fermé depuis la révolution. Pour trouver de l’essence à Sakiet, il faut appeler un contrebandier ou aller sur le bord des routes où des vendeurs proposent des bidons.

La contrebande est devenue une manne commerciale pour les jeunes chômeurs de la ville avec comme produit favori l’essence algérienne, moins chère que le carburant tunisien dont les prix ne cessent d’augmenter.

En Tunisie, avec les dernières augmentations du mois d’avril, le prix du litre l’essence sans plomb est à plus de 2 dinars (0,5 euro) et le gasoil entre 1,5 et 1,8 dinar selon les types. En Algérie, le prix du litre ne dépasse pas un dinar tunisien. Les contrebandiers aguerris peuvent gagner jusqu’à 1 000 dinars (300 euros) par nuit ou par semaine, selon la fréquence de leur trafic, le double d’un Smic tunisien.

« J’ai vu mes amis du café passer de 0 dinar par jour à une D-Max [sorte de 4×4 – ndlr] toute neuve, alors évidemment, on a tous eu envie de s’essayer à la contrebande », raconte Youssef, un jeune de 24 ans qui a passé deux ou trois fois illégalement la frontière avec de l’essence. « Il suffit d’attendre la nuit et de passer les oueds [rivières – ndlr] qui bordent la frontière... On se parle par signal lumineux, mais ça reste très dangereux. J’ai un ami qui s’est fait arrêter par les autorités algériennes récemment », ajoute Youssef. Il a vu dernièrement le contrôle à la frontière se renforcer. « On sent que les douanes et la police algérienne sont plus agressives et vigilantes, alors qu’en Tunisie, ça reste assez laxiste », dit-il.

Mais la contrebande gangrène aussi le reste de l’économie. Dans les faubourgs de la ville, des magasins clandestins ont pignon sur rue. « Ici, si vous n’êtes pas fonctionnaire ou agriculteur, vous n’avez pas trop d’autre choix. Nos jeunes partent ou risquent leur vie sur la frontière », raconte Manel, mère de famille et éducatrice.

Chez Abdessatar, « le barbu » comme le surnomment ceux qui le connaissent, la devanture n’indique pas vraiment le type de commerce qu’il tient. À l’intérieur, dans une pénombre voulue, Abdessatar trône au milieu de bonbons et de gâteaux algériens de la marque Cherchell. L’épicier clandestin glisse des chocolats dans les mains de ses clients et montre une amende dont il vient d’écoper de la part de la douane à la frontière, la première depuis le début de son activité.

« Ils ont contrôlé ma marchandise et m’ont dit que ce n’était pas en règle, je ne sais pas trop ce qui se passe », dit-il avant de se rétracter et de chasser ses visiteurs. « Je ne veux pas avoir plus de problèmes », ajoute- t-il.

Juste à côté de sa boutique, une autre caverne dénuée de lumière héberge Feiza, qui vend des produits de beauté tunisiens et algériens. « La qualité de certains produits de maquillage en Algérie est meilleure qu’en Tunisie, il y a beaucoup de demande », raconte-t-elle. Elle dit avoir monté son commerce grâce au microcrédit d’une ONG mais reste évasive sur la légalité de la vente de produits algériens.

Plus loin, le propriétaire d’un petit hamas (épicerie et quincaillerie) confie que vendre des produits algériens est interdit pour tous ces commerces qui vivotent, comme les contrebandiers.

« La ville et la région ont du potentiel mais nous avons été délaissés, comme d’autres, par des politiques publiques qui nous ont peu touchés et des politiques qui se mettent des bâtons dans les roues entre eux au lieu d’avoir à cœur le développement de la ville », assure Azzedine.

Aujourd’hui, la ville se prépare à recevoir le gaz naturel algérien, qui a commencé à être importé depuis décembre dernier dans le cadre d’une coopération tuniso- algérienne. Sur les murs de certaines maisons, les compteurs sont fraîchement installés et vont remplacer les bonbonnes de gaz. Cet apport devrait permettre, selon les officiels, la relance du développement et de l’économie de la ville.