dimanche 11 février 2018

Les entreprises familiales

Le business familial

Créés pour une bonne partie à partir des années 1970, les entreprises et groupes familiaux tunisiens sont à un moment critique de leur histoire : le passage de la 2e à la 3e génération.

Sous la 3e génération des groupes familiaux, l’expérience internationale le démontre bien, le patrimoine bâti par les fondateurs périclite, voire disparaît. Comblé, Haj Youssef Bayahi l’était sans nul doute lorsque Dieu l’a rappelé auprès de lui, en octobre 2007. Car, avant de s’en aller, il avait eu le temps de voir et Taieb – donner une autre envergure au groupe familial dont il a été l’initiateur.
Quelques mois avant le décès du fondateur, ses successeurs avaient notamment conclu, en partenariat avec le groupe Poulina, le rachat des parts de l’État dans Magasin Général, le leader de la grande distribution en Tunisie. De là-haut, M. Bayahi n'a pas fort été déçu depuis par sa progéniture, puisque cette dernière a, au cours des dix dernières années, réussi à faire du groupe familial l’un des plus importants du pays.

Les Bayahi sont donc des gens heureux. Mais pas seulement parce que le business familial n’a cessé de se développer. Surtout, il n’a pas de raisons de ne pas continuer à croître, contrairement à d’autres, puisqu’après avoir reçu le témoin de leur père, les héritiers ont eu la sagesse de commencer à se préparer à le passer à la troisième génération. « Pourtant, nous n’avons pas quatre-vingt-dix ans, ni même soixante-dix », plaisante Taieb le cadet des trois freres.
Néanmoins, sages et avertis et échaudés par des échecs retentissants qu’ont connu d’autres familles entrepreneuriales au moment de la transmission, les Bayahi ont préféré entamer tres tôt leur passage de la deuxième à la troisième génération. Ce qui,  malheureusement, n’est pas le cas de bon nombre d’entreprises et de groupes familiaux.
Soucieux d’éviter des crashs à répétition dans cette composante primordiale du tissu entrepreneurial tunisien, l’Institut arabe des chefs d’entreprises (IACE) avait décidé de se saisir de cet épineux dossier – combien lourd de conséquences pour l’économie tunisienne – et d’y consacrer la cinquième édition de son Forum de la gouvernance (2 novembre 2017, Tunis).

« La transmission des entreprises familiales est pour nous en Tunisie une question d’actualité  dont l'acuité grandit au fil des générations » justifie Youssef Kortobi, président du Centre tunisien de gouvernance de l’entreprise (CTGE), relevant de l’Institut arabe des chefs d’entreprises.
« Une entreprise est quelque chose qui naît, grandit et puis meurt. Sauf si chacun anticipe sont rajeunissement et sa réinvention », observe Philippe Haspeslagh, président de Family Business network. Ce moment fort délicat peut être assimilé au crash-test auquel on soumet les automobiles.
Lui-même héritier et actionnaire d’une entreprise familiale, M. Haspeslagh déplore : « Souvent, on s’y prend trop tard. » Alors que des études ont démontré « une corrélation négative entre l’âge du capitaine et la performance de l’entreprise ». De plus, « Une entreprise naît sous la 1re génération, grandit sous la 2e et elle est menacée sous la 3e. Et s’il y a discorde, cela peut aller très vite. »


Ayant vu le jour, pour bon nombre d’elles, au lendemain de l’indépendance et, surtout, à partir des années 1970, les entreprises tunisiennes sont entre la 2e et la 3e génération, précise Ahmed leur vie où le risque de disparition est le plus élevé.
Certes, le fait qu’une entreprise fasse partie d’un groupe peut un tant soit peu la mettre à l’abri. Dans les économies comme celles de la Tunisie : « Le succès des groupes familiaux est possible parce qu’ils peuvent attirer du talent, obtenir les meilleurs financement, et generer les relations politiques bien mieux qu’une seule entreprise, à un seul métier, et aussi parce que le marché intérieur est souvent protégé », note le président de Family business network. Mais, ajoute-t-il, « les groupes tunisiens eux-mêmes vont devoir se réinventer ».

La grande majorité des entre- prises et groupes familiaux en est malheureusement loin. C’est ce qui ressort de l’étude réalisée par l'IACE et BDO et présentée par Majdi HAssen, directeur du think tank patronal, Mohamed Derbel, partenaire au sein de ce cabinet d’experts comptables.

Entreprises et groupes familiaux ne sont, en effet, pas du tout ou mal préparés à affronter ce moment crucial de leur vie qu’est la transmission.
Et cela pour diverses raisons. Premièrement, les trente et un dirigeant, dont treize chefs entreprises et groupes familiaux, reconnaissent que la la transmission est un sujet sensible » dont on ne parle pas.

Des freins majeurs. 

Deuxièmement, une fois cet obstacle surmonté, il s’avère que des « freins (difficulté à choisir par les candidats de la famille, absence d’un successeur motivé, entravent la transmission.
Troisièmement, 72 % des entreprises sont insufissament préparées à cette opération parce qu’elles n’ont pas de plan (39 %) ou seulement informel (33 %).
Quatrièmement, même quand frères et sœurs arrivent à discuter de cette épineuse question, seuls 56 % partagent la même vision du déroulement de la transmission.

Les Bayahi eux sont allés très loin dans ce processus. Après avoir décidé de « transmettre tout le groupe à la 3egénération », et estimant que « ce n’est pas parce qu’on est actionnaire que l’on doit tout de suite assumer un rôle de contrôle », les aînés ont décidé très tôt d’affecter les membres de la « première fournée » de la 3e génération à des postes intermédiaires – responsable de ressources humaines, de la production ou du développement d’une société – pour qu’ils fassent leur apprentissage. Ces juniors siègent également à des Comités de suivi stratégique de chacune des entreprises du groupe, au sein desquelles « ils ont le droit de poser au management toutes les questions et se tenir informés ».
En même temps, les aînés ont entamé un dialogue de fond avec les juniors. Avec le soutien d’un coach, car « nous voulions partir du bon pied et ne pas commettre d’erreur »
Dès la première réunion, les représentants de la 3e génération ont dû répondre à une question « extrêmement difficile » : « Pourquoi voulez-vous être ensemble ? Alors qu’à la limite vous avez les moyens, chacun, de prendre un petit bout du groupe et de partir. » Et unanimement les jeunes ont répondu qu’ils veulent rester ensemble « parce qu’ensemble nous pouvons réaliser des choses beaucoup plus importantes et beaucoup plus rapidement, que séparément »

Transmission. 

La famille Bayahi va encore plus loin dans la préparation de la transmission, puisque les cadets, aujourd’hui à l’université, reçoivent copie des PV de réunions pour se tenir informés des développements et affaires du groupe.
Pour mettre toutes les chances de son côté dans cette délicate de l’expérience d’un partenaire étranger très expérimenté en matière de transmission : le groupe Auchan, présent au capital de la chaîne de supermarchés Magasin Général. « Ce groupe nous a éclairé de manière extraordinaire sur beaucoup de ses pratiques dans ce domaine », nous révèle l’un des héritiers.
Ce genre de savoir-faire, Ahmed Bouzguenda dont le groupe éponyme est l’un des plus importants - cher à l’étranger. « Il m’est arrivé de suivre des formations sur les entreprises familiales en Europe », indique celui qui est devenu depuis le patron du groupe familial et préside en même temps l’IACE.


D’autres familles ont été prises au dépourvu par le problème de la transmission, parfois parce que le fondateur du groupe familial est décédé avant de régler sa succession. Deux groupes en particulier avec des fortunes diverses : Mheni et Belkhiria.
Après le décès en 1991 d'Ali Mheni, magnat du BTP, ses héritiers se sont déchirés pendant près de dix-huit ans devant les tribunaux au sujet de l’héritage. Les intéressés n’ayant pas pu se mettre d’accord, c’est la justice qui s’est chargé de répartir entre eux les sociétés et le patrimoine amassés par leur père. Conséquence, le grand groupe a été rayé de la carte puisqu’il éclaté en plusieurs morceaux.
Béchir Salem Belkhiria n'a pas eu le temps, lui non plus, de mettre en place sa succession car disparu en novembre 1985, à l’âge de 55 ans. Ses héritiers se sont eux aussi affrontés pendant près de dix ans, non pas sur le partage de l’héritage, mais à propos de « qui est le plus apte à diriger », se remémore  Moez Belkhiria, aujourd'hui président-directeur général.


Le fondateur étant décédé soudainement « alors que nous étions petits, la direction de la société est revenue pendant dix ans au plus âgé », témoigne le patron de BSB Group. Qui trouve un aspet positif à cette méthode – maintien de l’unité de la famille – et un autre négatif – des désaccords entre actionnaires au sujet de la compétence du dirigeant.
Depuis, les héritiers ont compris que la poursuite de leurs désaccords risquait de porter préjudice à l’affaire familiale et que, pour éviter cela, il fallait que le choix du dirigeant se fasse dorénavant sur un seul critère : la compétence. Une fois cette question tranchée, les héritiers ont décidé qu’une introduction en bourse serait le meilleur moyen de concrétiser la solution à laquelle ils ont abouti et d’assurer la pérennité du groupe familial.


Pour Ahmed Bouzguenda le règlement de la transmission des entreprises et groupes familiaux « va au-delà du choix d’un successeur ». Il implique d’apporter des réponses claires à des questions cruciales : que veut-on transmettre – la propriété seulement ou la gestion aussi – ?, comment – du vivant du fondateur ou après sa disparition – ?, que devient le fondateur
une fois la transmission actée ? et, surtout, quelle politique d’emplois des membres de la famille au sein de l’entreprise familiale – fait-on travailler les héritiers dans le business familial ou pas ? Quel que soit le choix fait, « il y a des règles à mettre en place », prévient le président de l’IACE.

Approche. 

Si les héritiers travaillent dans l’entreprise familiale, ces règles visent à éviter que « les autres managers ne soient démotivés ». Au cas où la famille prend l’option contraire, la difficulté consiste à trouver une approche permettant à ces derniers « d’être proches du business sans être dans la gestion quotidienne ».

Mais le problème en Tunisie, « substantiellement la transmission entre la 1re et la 2e génération ne s’est pas faite dans de bonnes conditions. Et même ceux qui ont été introduits en bourse l’ont fait sans être convaincus des mécanismes de l’appel public à l’épargne ».



Pour ABdelkéfi, longtemps directeur général de Tunisie Valeurs qu’il vient de réintégrer, comme président du conseil, après mois par le gouvernement, en tant que ministre du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale et, par intérim, des Finances, « la preuve la plus forte » de cela est que lors d’une introduction en bourse et nous nous retrouvons quelque année avec seulement 5%. Car la famille réchete les titres apres.  [la partie des actions susceptibles d’être échangée en bourse] et nous nous retrouvons quelques années rachète les titres après ».
L’obligation d’organiser une transmission entre générations dans laquelle se trouvent les entreprises et groupes familiaux leur fait courir, c’est évident, un grave danger.
C’est pour cette raison que l’Institut arabe des chefs d’entreprises a décidé de les aider à surmonter ces difficultés en continuant à travailler sur ce dossier au cours des trois prochaines années.





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