lundi 26 octobre 2020

Le continent africain pleure ses touristes

 Les arrivées de voyageurs internationaux ont chuté de 57 % au premier semestre

Depuis six mois, Marcel Diouf se répète brave­ ment la même phrase. «Ça va aller, Inch’Al­lah. L’hôtelier sénégalais refuse de céder au catastrophisme, quand bien même son auberge si­tuée à Mbodiène, sur la Petite­ Côte à 100 km au sud de Dakar, reste désespérément vide. Tous les matins, le personnel ouvre les onze chambres, nettoie la cour, entretient la piscine. « Puis on se connecte sur Internet mais il n’y a aucune réservation, pas même de nos clients traditionnels de France et du Canada. La saison haute est pourtant censée commencer en octobre », raconte M. Diouf, qui avoue peiner de plus en plus à ver­ser le salaire de ses sept employés.

Les vols internationaux ont beau avoir repris mi-­juillet au Sé­négal, les touristes continuent de se tenir à distance, échaudés par l’évolution imprévisible de la pandémie de Covid­19 à travers la planète. Le pays connaît les mê­mes déboires que ses pairs afri­cains. Du Maroc à l’Afrique du Sud, du Cap­Vert à l’Ethiopie, le tourisme a connu un coup d’arrêt brutal et prolongé sur l’ensemble du continent. Selon le Conseil mondial du voyage et du tou­risme (WTTC), la crise du secteur pourrait entraîner la destruction de 7 millions à 17 millions d’em­plois sur l’année 2020, dans une région du monde déjà frappée par un chômage très élevé.

Au premier semestre, les arri­vées de voyageurs internatio­naux en Afrique ont chuté de 57 %, selon l’Organisation mon­diale du tourisme (OMT). Et la dé­bâcle est loin d’être terminée : dé­but septembre, la moitié des des­tinations africaines n’avaient tou­ jours pas rouvert leurs frontières. « L’industrie a été décimée », s’af­flige Naledi Khabo, la directrice de l’Association du tourisme afri­cain, une agence de promotion du continent basée aux Etats­Unis : « La banqueroute menace de nom­breuses PME qui constituent l’es­sentiel des acteurs du secteur. Elles n’ont pas les fonds pour faire face et doivent souvent se débrouiller sans aides publiques. »

Un souvenir traumatisant

Le constat est d’autant plus amer que l’Afrique était, avant la pandé­mie, de plus en plus demandée par les touristes internationaux. Les arrivées étaient en forte hausse (+ 6 % en 2019). Le secteur repré­sente aujourd’hui 10 % des recet­tes d’exportation du continent (contre à peine 5 % dans les années 1980), et plus d’un emploi sur cinq dans certains pays comme le Cap­ Vert ou l’île Maurice.

« La dynamique était excellente et tout s’est arrêté d’un coup », ré­sume Sisa Ntshona, le patron de la Fédération du tourisme en Afri­que du Sud : « C’est particulière­ment regrettable pour une écono­mie comme la nôtre, qui essaie de se diversifier dans les services pour moins dépendre des matières pre­mières. » Le professionnel garde un souvenir traumatisant du pre­mier coup de semonce : l’annula­tion, en janvier, d’un congrès in­ternational sur l’ophtalmologie censé se tenir en juin au Cap. L’événement, en préparation de­puis cinq ans, devait accueillir 15 000 participants venus du monde entier. Soit 15 000 billets d’avion, 15 000 chambres d’hôtel et tous les à­ côtés.

L’Afrique du Sud, qui rouvrira ses frontières le 1er octobre après avoir été durement touchée par l’épidémie due au coronavirus, pleure ce tourisme de conférence dont elle était l’un des piliers continentaux. Elle s’interroge aussi sur l’avenir des safaris proposés aux amoureux de la faune sau­vage dans les réserves du pays. « Rien ne permet de penser que les clients types – des Occidentaux fortunés et en général un peu âgés – vont se précipiter pour revenir tant que la situation sanitaire ne sera pas complètement sous con­trôle », indique M. Ntshona.

Les animaux sauvages consti­tuent la principale attraction du continent et drainent près de 80 % des voyages touristiques en Afri­que, selon l’OMT. La désaffection des visiteurs a des effets en chaîne. Au Kenya, dans le sanctuaire de Mara Naboisho, à proximité de la réserve nationale du Masai Mara, la fermeture d’entreprises locales liées au tourisme a amputé les moyens de subsistance de plus de 600 familles masai. La protection de la faune risque d’en pâtir égale­ment, le tourisme fournissant souvent l’essentiel du budget des organismes publics de gestion des parcs nationaux, comme le Kenya Wildlife Service.

Des atouts pour rebondir

Le redémarrage du secteur s’an­nonce long et chaotique. Il pour­rait nécessiter deux à quatre ans en fonction de l’évolution de la pandémie et de l’état des frontiè­res, prédit Elcia Grandcourt, la di­rectrice du département Afrique de l’OMT. En attendant, estime­t­ elle, la crise devrait être l’opportu­nité d’impulser des changements. En s’interrogeant notamment sur l’ultra­dépendance de cette indus­trie vis ­à­ vis de certains clients, blancs, européens et nord­ améri­cains. « Les pays africains réalisent que l’accent n’a pas été assez mis sur les touristes locaux et régio­naux. Certains ont désormais un vrai pouvoir d’achat », insiste Mme Grandcourt. Les attirer néces­site de développer le transport in­trarégional, encore embryonnaire, et d’ajuster les prix.

Aucun professionnel ne croit que cette clientèle puisse com­penser l’absence des Occiden­taux pour des prestations telles que les safaris, ces voyages de luxe qui peuvent coûter des cen­taines, voire des milliers d’euros la journée. « Mais l’idée n’est pas de remplacer les touristes tradi­tionnels. Il s’agit plutôt de conqué­rir de nouveaux marchés encore trop peu exploités : la classe moyenne africaine, la diaspora afro­américaine, les pays émer­gents d’Asie », énumère Naledi Khabo, de l’Association du tou­risme africain. A l’en croire, l’Afri­que a des atouts pour rebondir : « Dans le contexte de l’épidémie, certains voyageurs avides de re­partir vont rechercher la nature et les grands espaces, ce que l’on trouve sans peine sur le conti­nent. » Un avis que partage Jean­ François Rial, patron du groupe Voyageurs du monde, qui affirme vendre « chaque semaine » des voyages pour la Tanzanie.

L’Afrique peut aussi se targuer d’avoir globalement résisté mieux que d’autres parties du monde à la propagation du coronavirus. A l’exception de quelques pays, comme l’Afrique du Sud, la région a limité les dégâts sur le plan sani­taire : au 25 septembre, elle comp­tait officiellement 35 000 décès pour 1,2 milliard d’habitants. Se­lon M. Rial, « quand le tourisme mondial repartira enfin, c’est un ar­gument que les Africains pourront mettre en avant ».